Avant d’arriver à Tours, je ne le connaissais pas, je n’avais jamais entendu parler de lui. Installé, j’ai même mis un bon moment à m’apercevoir du phénomène : cet homme est, en fait, plus, beaucoup plus qu’un homme. Une figure, que dis-je ?, une institution. Inégalable, insubmersible, indécrottable. Intolérable en fin de compte, ici ou partout.
Mais commençons par le commencement, le pedigree : Olivier Pouvreau est journaliste de la PQR, de la presse quotidienne régionale. Il travaille à La Nouvelle République, au sein de la rédaction de Tours. Il y officie principalement en tant que journaliste politique, domaine qu’il couvre avec d’autres confrères, qui n’ont toutefois ni sa notoriété ni son efficacité. Il est à Tours, et peut-être même dans l’Indre-et-Loire, le journaliste politique de la NR. Mais il est aussi, en même temps, un petit bonhomme, un tout petit bonhomme…
Pourquoi ? C’est qu’à le suivre, année après année, article après article, on se rend compte que Pouvreau, c’est la quintessence du prêt-à-penser journalistique. Il pense bien sûr, c’est-à-dire enquête, prend des notes, écrit, publie, mais jamais ô grand jamais, il ne sort du préconçu, du moule, du cadre. Son article-modèle en est l’illustration. À de rarissimes exceptions près, il est toujours composé de la même façon. En trois temps. D’abord « l’accroche », comme l’on dit dans la presse, afin d’intriguer le lecteur et se faire (un peu) peur à lui-même. Vient ensuite « le corps du papier », qui consiste en un montage, plus ou moins bien fabriqué et fidèle, des propos des personnes qu’il a appelées ou rencontrées, dont la juxtaposition est censée justifier sa neutralité de journaliste. Puis survient, autour d’un ou deux paragraphes, la conclusion, dont les prétendus « bon sens » et « leçons à tirer » occultent mal le message politique de fond : l’ordre, mon ami, est ce qu’il est, les institutions sont légales et par conséquent légitimes, et il faut donc bien, interviewé ou lecteur, que tu t’y résolves ! Et hop, fin de prose, indifféremment signée OP ou Olivier Pouvreau, mais indéfiniment reprise quelle que soit la couleur du pouvoir, de Germain à Denis, en passant par Babary, Bouchet et bien d’autres autorités (Briand, Schwartz), qu’il importe surtout de ne pas froisser, contester, petit bonhomme !
Voilà pour la vitrine, translucide ou facilement décryptable, mais il y a aussi l’envers du décor, l’arrière-cuisine. Reconnaissables à ceux qui ont pris l’habitude du journaliste et savent donc lire, en creux, dans le creux, du même article-modèle. On y rencontre ainsi, parsemant le papier, quelques étiquetages commodes, quelques petites piques de passage, quelques mots plus fielleux que mielleux, bref toutes sortes d’indices qui dénotent que l’impartialité, la neutralité de Pouvreau laissent à désirer. Mais, de l’arrière-cuisine, on peut aussi se montrer plus directif encore. Ce sera alors, au choix, la coupe dans les propos recueillis ou le communiqué transmis, la taille inégale du papier finalement publié, quand n’intervient pas le plus simple, le plus efficace : la censure par omission, silence du chef ! Tout cela enrobé d’explications doucereuses et hypocrites que se chargera de distiller le Pouvreau téléphonique. « Vous comprenez, on n’avait pas de place, mais la prochaine fois… ». Au lieu de dire et d’écrire, en incurable légitimiste et assidu serviteur de qui le paye : « que le grand Saint-Cricq me croque, si je n’obéis pas ! ».
Et puis, et puis… il y a le « off », ce qui justement ne se dit pas, sauf en privé, et qu’il faut donc se garder de révéler publiquement. Tout le Pouvreau déjà croqué s’y retrouve, dans un mélange rigolo d’amabilité, de réflexions raccourcies et d’amertume inattendue. Croisé lors d’une manifestation ou autour d’un café dans les locaux de la NR et de TV Tours, le petit bonhomme vous écoute, tout sourire, et il arrive ainsi que vous retrouviez quelque temps plus tard, publiée dans les colonnes du journal, la « bonne idée », la « bonne formule » à laquelle il – ou plutôt son prêt-à-penser – n’avait pas encore songé. « Très bien, très bien, ça… » vous adresse-t-il alors. Mais l’homme peut également se défendre, argumenter sur la différence, par exemple, entre « impartialité » et « neutralité » journalistique, subtil distinguo surtout destiné à se convaincre lui-même. Ou sur celle, encore, entre « extrême-gauche » et « gauche radicale », cette dernière expression étant à ses yeux moins stigmatisante que l’autre, qu’il a donc, gentiment, abandonnée. Preuve bien entendu qu’il n’hésite pas à se renouveler, à faire preuve d’imagination. Enfin, surgit quelquefois l’instant du scoop. « Vous savez, moi, je ne suis adhérent à aucun parti. Et pour tout vous avouer, la politique me dégoûte ! », lance-t-il sincère et amer tout à la fois. Dur métier, donc, que vous faites là, Monsieur Pouvreau…
Pourquoi un tel journalisme existe-t-il encore ? Pourquoi l’acceptons-nous ? À qui la faute ? Il faut ici, en guise de première analyse, dérouler une série de responsabilités, d’importance et de nature diverses, mais qui, toutes enchevêtrées, font système.
Il y a d’abord la lourde responsabilité des propriétaires de la NR (etc.), la famille Saint-Cricq, suivie de celles des Pouvreau et Pouvrettes qui, bien formatés de l’école à la pratique, sacrifient la liberté de pensée et d’expression sur l’autel d’un consensus mou, propre à assurer la perpétuation du monopole – ou quasi monopole – de la PQR. Ici, faut-il le préciser, comme dans n’importe quelle autre région de l’hexagone. Il y a ensuite l’indéniable responsabilité des politiques qui, toutes tendances confondues (y compris la mienne), choisissent de faire profil bas car ils redoutent, en se mettant mal avec Pouvreau ou ses semblables, de se voir priver d’écho. Les uns, ceux des pouvoirs en place, profitent de la situation, ravis, enorgueillis de leur « surface » médiatique, qu’elle leur soit traditionnelle ou récemment dévolue ; les autres, ceux de la contestation, encaissent les injustices, les humiliations de ce pluralisme tronqué, sans jamais oser franchir la limite au-delà de laquelle leur « ticket » ne serait plus du tout valable. Et le même concert consentant, à quelques variantes ou détails près, se joue également chez d’autres (syndicats, associations, macro ou microentreprises, etc.) : un petit papier dans la NR ne fait jamais de mal au portefeuille, à « l’orga » ou au tout à l’égo ! Enfin, les lecteurs ou non-lecteurs de la NR ne sont pas non plus sans responsabilité. Les premiers, quand ils sont d’esprit critique, découpent régulièrement le journal, accumulant ainsi dans d’épais dossiers les preuves du système, ou bien y vont encore de leur « mais à quoi t’attends-tu, c’est la NR, c’est du Pouvreau, faut pas rêver ! » ; quant aux seconds, ils se partagent en deux sous-ensembles : d’esprit indifférent, ils ne sont tout simplement pas au courant, d’esprit contestataire, ils choisissent l’engagement dans les médias alternatifs et les réseaux sociaux, laissant eux aussi, de fait, le petit bonhomme à ses « sélections ». Ainsi va la pelote, l’écheveau qui, fil après fil, fabrique l’ordre, et en son sein, un journalisme qui se fiche, assurément, de ce que les Grecs anciens nommaient l’isegoria : le droit à l’égalité de la parole. Ou de l’écrit.
Mais revenons à notre belle région en compagnie de l’adulé Balzac, le petit homme qui courut toute sa vie après sa particule (1) mais fut aussi le fin observateur de la comédie humaine et de la Touraine éternelle que l’on sait. Dans une lettre à sa sœur Laure Surville, datée de l’été 1823, il écrivait : « Je vais aller à Saché et revenir bientôt à Ch[amp]rosay vous revoir car excepté l’air et le ciel qui est tout d’azur, la Touraine a des habitants bien mols et lâches ». Merci Honoré d’avoir résumé, même si toute généralisation est forcément abusive, ce qu’Olivier m’aura inspiré. En attendant le moment où nous nous déciderons vraiment à secouer l’ordre qui l’institue et auquel il contribue.
(1) Cf. Stefan Zweig, Balzac. Le roman de sa vie, Le Livre de Poche, 1996, 508 pages (1ère édition en allemand, 1946).