Dans ses Manuscrits de 1857-1858, Marx écrit : « La nature du capital est de se propulser au-delà de toutes les barrières spatiales. La création des conditions physiques de l’échange – des moyens de communication et de transport – devient donc dans une toute autre mesure une nécessité pour lui – l’anéantissement de l’espace par le temps. » Reprenant et élargissant cette réflexion, Jonathan Crary, professeur d’art moderne et d'esthétique à l’Université Columbia de New York, s’attelle dans son essai, 24/7(1), à décrypter et dénoncer les assauts permanents du capitalisme contre l’une des dernières barrières naturelles existantes : le sommeil.
Appuyant sa réflexion sur des exemples (comme les recherches américaines qui visent à créer un individu qui ne dort pas), des faits historiques (naissance de l’éclairage électrique, etc.) et des références à des philosophes ou sociologues (Marx, Deleuze, Arendt, Lefebvre, Sartre, etc.), Crary propose une analyse de la « fabrique de la docilité » qui s’emploie à déréguler et uniformiser les rythmes humains. Qu’il s’agisse de la généralisation des « modes veille » sur nos appareils (connectés ou non…), de l’impératif de travailler 24h/24h, de l’idéalisation de la figure d’un individu toujours occupé, de l’instauration d’un état d’incertitude et de peur généralisé, de la conception du sommeil comme obstacle à l’accumulation et au profit, on observe bien comment s’opère, par grignotage, la colonisation marchande de toutes les sphères de notre vie.
« Il ne saurait exister aucune option de vie crédible ou visible en dehors des impératifs de communication et de consommation 24/7. La moindre remise en question, le moindre doute jeté sur ce qui constitue aujourd’hui le moyen le plus efficace de produire du consentement et de la docilité, et de réduire la raison d’être de l’activité sociale au pur intérêt personnel sont implacablement voués à la marginalisation. » (p. 61). Puisque l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt et que le sommeil est « un truc de losers » (p. 24), le durable, la mémoire, le passé, la lenteur, le rêve, la réflexion, l’imagination, la créativité, les rituels du quotidien sont relégués dans l’inutile ou réduits à de pures fonctions.
L’avènement d’une société 24/7 aboutit donc à la perte de notre pouvoir politique et à la soumission aux exigences du marché. Dès lors, Jonathan Crary nous invite à rêver à un futur sans capitalisme pour remettre au cœur des nos vies les saisons, les formes cycliques de vie, l’équilibre entre clarté (vie politique, vie publique) et obscurité (vie privée, confidentialité).
Au final, un ouvrage doublement stimulant : il nous invite à nous endormir tranquille et à nous tenir éveillé… au sens politique du terme !
Notes