Pour un esprit bien informé des malheurs de notre temps, il devrait être clair que la probabilité d’y porter efficacement remède est désormais pratiquement inexistante. C’est là le résultat le plus certain de la dernière grande révolution structurelle de notre histoire : la mondialisation capitaliste, avec tous ses effets, que les théoriciens du social avaient commencé à subodorer au XIXe sans pouvoir encore les imaginer en vraie grandeur, comme nous en avons le triste privilège.
En effet, tant que de par le monde, au long des siècles, l’état d’arriération et de sous-développement des populations premières, de morcellement et de désagrégation des royaumes et des empires, avait laissé encore une possibilité de confrontation entre fractions « barbares » (moins évoluées) et fractions « civilisées » (plus évoluées) de l’espèce humaine, ce processus dialectique avait entretenu l’apparence d’un « progrès » civilisationnel lié à une diversité effective des modes de vie et d’organisation des peuples. Il y avait toujours, quelque part dans l’œkoumène, des populations décrétées « primitives », qu’il convenait de tirer de leur « primitivité » (ou de leur « sauvagerie », ou de leur « retard » de développement), en profitant de l’occasion pour les spolier de leurs biens, de leur liberté et de leur identité, pour le plus grand bonheur des impérialistes et esclavagistes, de toute envergure.
La mondialisation capitaliste a mis fin à toute « primitivité » déclarée des uns par rapport aux autres, en homogénéisant toujours plus les modes de production, de gestion et d’existence dans tous les domaines et donc en provoquant une perte croissante de diversité anthropologique. Aujourd’hui, de New-York à Melbourne, Le Cap, Berlin, Londres, Moscou ou Pékin, les mêmes impératifs vitaux (économiques et culturels) tendent à façonner les mêmes stéréotypes comportementaux : au-delà même des intentions et des volontés exprimées par les uns ou les autres, tous sont devenus esclaves consentants de la société de consommation. La logique objective des structures est à la longue toujours plus forte, semble-t-il, que les principes intellectuels et moraux proclamés. Pour n’en donner qu’un seul exemple, mais combien éloquent, il suffit d’évoquer l’incapacité, mi-voulue, mi-subie, des grandes puissances de la planète (toutes orientations confondues), à honorer les engagements qu’elles ont pris solennellement et à tenir leurs objectifs officiels en matière de lutte contre un réchauffement climatique qui pourtant menace leur survie même, à plus ou moins long terme.
Une réflexion sur l’état actuel du monde qui ne prendrait pas en compte le fait majeur que le point de non-retour a été dépassé dans des domaines déterminants, serait par là même privée de pertinence. Affirmer cela, ce n’est pas jouer les Cassandre, ni les Savonarole : ce ne sont pas nos « vanités », mais nos vertus les plus anciennes que nous avons jetées au bûcher de la modernité et les dégâts sont incommensurables. Nous ne pouvons pas plus faire marche arrière en matière de radioactivité des déchets nucléaires, qu’en matière d’épuisement des terres rares dans nos mines, ou qu’en matière de recul du sacré dans notre représentation du réel. Les faits sont sans équivoque. On peut évidemment toujours imaginer des palliatifs capables de retarder, ou plutôt de masquer un temps les carences et les menaces, on ne pourra pas rembobiner le cours des choses pour le repasser autrement. Le film d’horreur doit aller jusqu’au paroxysme final. Etant donné toutefois que ces processus s’accomplissent dans l’ensemble, en un laps de temps très supérieur à la durée moyenne d’une vie individuelle, on peut affirmer, avec une raisonnable assurance que, sauf conflagration générale soudaine, « la fin du monde » n’est pas pour demain matin. Seulement pour « dans quelque temps ». Prédiction d’autant mieux fondée que plutôt qu’un événement ponctuel, précisément localisé dans le temps et dans l’espace, la fin de l’aventure humaine, potentiellement inscrite dans la révolution du néolithique, va probablement se terminer par une longue concaténation de processus de toute nature, à des rythmes variables, avec sans doute des accélérations ou des accumulations perceptibles d’une génération à l’autre, comme cela a commencé à se produire avec la fonte des calottes glaciaires, l’acidification des océans ou la disparition progressive des abeilles, des chardonnerets et autres specimens de la diversité animale. Ce qui signifie que les deux ou trois générations d’humains actuellement en vie sur la planète, ont encore le temps, pour la plupart de se rassurer et pour quelques-uns de s’angoisser, en regardant grandir leurs enfants et petits-enfants, en leur imaginant des carrières juteuses et délectables à leur sortie du système scolaire, comme traders à la banque Rothschild ou animateurs à la télévision ou footballeurs au PSG, bref, dans des carrières de millionnaires potentiels prêts à l’optimisation fiscale.
C’est précisément l’erreur que tout gouvernement digne de confiance devrait s’attacher à éviter. Si nous étions capables de distinguer davantage le bon grain de l’ivraie, nous confierions le soin d’organiser notre phase de lente agonie à ceux qui auraient le mieux appréhendé les causes fondamentales de notre fiasco. Nous ne pouvons savoir combien de décennies ou de générations il reste au genre humain avant que ne prenne fin l’extinction de masse en cours qui va emporter, irrémédiablement, cette civilisation mondiale pestilentielle, corrompue jusqu’à la moëlle par l’argent et la volonté de puissance. Mais ce que nous, les humains de bonne volonté, pouvons faire dans le temps qui nous reste, ce que nous avons le devoir de faire, par dignité, par respect pour nous-mêmes et par humanité pour ceux qui survivront, c’est de prémunir ces derniers contre toute récidive, de les vacciner contre toute rechute, en entreprenant l’aggiornamento radical et impartial, que nous n’avons jamais effectué que par bribes et par intermittence au fil des siècles, parce que jamais, à aucun moment, nous n’avons cessé de nous raconter des histoires et de nous fabriquer des illusions, et que nous nous sommes obstinés à jouer gagnants à la fois sur le tableau du réel et sur celui du fantasme.
Peut-être ne pouvait-il en aller autrement (et dans ce cas pourquoi précisément ?), mais les civilisations terrestres se sont bâties sur des mythologies, étrangement semblables dans leur apparente diversité. Sous couvert de nous révéler la vérité de nos origines et la réalité de notre condition, ces constructions, qui se présentent toujours comme aléthiques et descriptives, se sont révélées essentiellement axiologiques et prescriptives, c’est-à-dire qu’elles n’ont jamais servi qu’à imposer et légitimer un arbitraire culturel (religieux et philosophique) généralement favorable aux puissances établies, aux « gros », aux « magnifiques », à des Pazzi et des Médicis, mais rarement, voire jamais à des Ciompi et autres « minuti » de Florence et d’ailleurs. Pour autant tout n’est pas à rejeter uniformément dans cet héritage, et l’une des tâches les plus urgentes auxquelles nous devrions consacrer le sursis que nous laisse l’Histoire, si elle nous en laisse un, ce serait justement de réfléchir avec discernement à ce qui a fait la valeur de ces valeurs qui ont façonné et dominé jusqu’ici le genre humain. Cet indispensable travail, les esprits les plus vigoureux des sciences historiques et sociales ont commencé à le faire. Il importe de le poursuivre.
Dans l’hypothèse d’un prolongement de l’odyssée humaine, nous devrions, instruits par notre expérience, mettre nos successeurs en garde contre l’imitation ou la récupération de nos délires, c’est-à-dire contre la forme prise par notre propre bêtise, contre notre mythologie et tout ce qui a partie liée avec elle, ses carrières et ses filières, laïques et ecclésiastiques, ses aréopages, ses chamans et ses caciques, ses boutiquiers, ses artisans et ses grandes surfaces, ses corbeilles et ses spéculateurs, ses cadres, ses journalistes, ses artistes et ses gladiateurs, ses hiérarchies et ses classements, ses médaillés et ses recalés, ses podiums, ses olympes, ses édens, ses Styx et ses Erèbes, ses Champs Elysées et ses Matignons, ses ENA, ses IEP et ses HEC, ses « élites » et ses zélotes, ses Paris et sa Province, enfin l’ensemble du monde économique, social et culturel existant, quoi ! Notre époque s’honorerait d’un tel examen de conscience, si seulement on parvenait à s’arrêter un instant pour y réfléchir. Mais justement, c’est ce que nous ne savons plus faire. Nous n’avons plus d’autre frein que les virus et les pandémies ni d’autres reposoirs que les lits de réanimation.
C’est dire que tout est à revoir. Absolument tout et de fond en comble. Voilà une tâche digne de l’humain. Trop tardive, c’est sûr, mais autrement moins folle et plus utile que d’aller coloniser Proxima Centauri, entreprise démentielle autant qu’irréalisable qui ne servirait jamais qu’à faire prospérer les Elon Musk et leur néo-flibusterie sans nous émanciper le moins du monde des sempiternelles oppositions scolastiques entre Je et Nous, Naturel et Surnaturel, Raison et Sentiment, etc. Quoi qu’il en soit, au moins savons-nous désormais qu’il faut changer le dénouement imaginé par Homère pour l’Odyssée. Ulysse n’aura jamais pu retrouver le chemin d’Ithaque ni les bras de Pénélope. Ithaque, en effet, a sombré, submergée par la montée des mers et Pénélope s’est noyée dans un marécage de déchets plastiques et d’excréments répandu par les croisières touristiques en Méditerranée, de Gibraltar aux îles ioniennes.