J’aurais pu, comme la quasi totalité de la population active ou retraitée, ne jamais m’en apercevoir. J’aurais pu, comme l’État, les syndicats ou les médias, ne pas ébruiter la nouvelle. J’aurais pu, enfin, accepter la mauvaise farce, si représentative d’une société, d’une époque. Oui, mais voilà, la retraite laisse parfois un peu de temps pour creuser les « problèmes »...
Au hasard d’un appel
Mais commençons par le commencement : la découverte. Aussi fortuite qu’ébouriffante. Ayant demandé en juin 2021 à faire valoir mes droits à la retraite – de fonctionnaire de l’État pour l’essentiel, de salarié du privé pour une part mineure – je reçois durant l’été un courrier de L’Assurance Retraite/CARSAT, la caisse en charge des retraites du privé. La lettre, toutefois, reprend l’ensemble de ma carrière, privée et publique, et m’indique plusieurs « périodes incomplètes » qu’il m’appartient de vérifier. Des cases, bien entendu, sont à cocher, avec divers justificatifs à renvoyer selon les réponses apportées. Comme l’instruction de mon dossier n’en est qu’à ses débuts et que, saisi de l’inévitable doute du demandeur, je crains de commettre quelque faux pas ralentisseur, je décide de téléphoner. Au 3960, service gratuit + prix de l’appel.
— Vos activités du régime général, dans le privé, ne sont pas concernées. C’est votre carrière de fonctionnaire. Sur ces années incomplètes, vous avez dû faire grève et c’est pour ça que…
— Pardon ? Comment ? Quand on fait grève, on est pénalisé sur sa retraite ??!!
— Oui. Dès le 1er jour de grève, vous n’avez plus vos 4 trimestres complets…
— Ah, c’est ça qui explique que dans la colonne des trimestres je n’ai que 3 pour ces années-là ?
— Oui. C’est probable, c’est souvent le cas si vous avez fait grève.
Mon interlocutrice ne s’était pas trompée. Au cours de la plupart de ces périodes incomplètes, j’avais effectivement fait grève. Tout concordait : mon relevé de carrière fourni par L’Assurance Retraite/CARSAT ; mon relevé de situation individuelle (RSI) où je pouvais retrouver détaillée ma carrière publique, avec le décompte des trimestres et, pour les années à 3 trimestres, celui des jours du trimestre incomplet (89 pour un jour de grève, 86 pour 4 jours, etc.) ; mes fiches de paie, enfin, qui remontées de la cave apportaient avec leurs retenues sur traitement l’ultime confirmation. Bref j’avais été par deux fois sanctionné, puni pour fait de grève, la première en le sachant, la seconde sans en avoir rien su, et l’ironie de l’histoire était que l’essentiel de ces journées de grève, je les avais faites pour m’opposer aux différentes réformes des retraites !
La règle, son histoire et ses effets
Toutes les investigations menées par la suite (recherche documentaire et juridique, nouveaux échanges avec les services des retraites de l’État, du privé ou les syndicats, mini-sondages auprès de collègues, amis, actifs ou retraités de différentes professions, etc.(1)) ne feront que corroborer la triste et souterraine vérité. Les périodes de grève ne sont pas prises en compte pour les retraites, car elles correspondent à du travail ou du service non fait, ne sont pas payées et ne donnent donc pas lieu à cotisation ni pour la sécurité sociale ni pour la retraite. La règle vaut dans les trois fonctions publiques (d’État, hospitalière ou locale) et pour les salariés du privé. Et de cette situation, personne, hormis quelques rarissimes « spécialistes » (responsables et agents des caisses, syndicalistes, juristes, etc.) ne paraît être au courant. Pas même, sans doute, le lecteur de ces lignes. Tout gréviste est ainsi en quelque sorte « un retraité qui s’ignore », victime potentielle de l’omerta. Toute la société, enfin, n’a même pas droit à un débat public, pourtant riche de sens et d’enjeux.
Mais continuons le constat. D’après les informations que j’ai pu recueillir – non sans mal et qui mériteraient donc d’être complétées par une véritable « étude d’impact »… – les conséquences de cette non prise en compte des jours de grève dans le droit à la retraite sont variables. S’agissant des salariés du privé, elle ne pénalise pas ou quasiment pas le niveau des retraites car, du point de vue de la durée requise, il est relativement facile de valider un trimestre et que, du point de vue du montant, le calcul sur les 25 meilleures années annule aussi l’effet des jours de grèves « perdus », non cotisés. Dans la fonction publique en revanche, malgré quelques dispositifs amortisseurs, les répercussions semblent bien réelles et doivent se concentrer sur deux catégories ou groupes de personnes : « les retraités-anciens grévistes réguliers » qui vont cumuler sur l’ensemble de leur carrière un trimestre ou + de jours de grève (à titre d’exemple, 3 jours/an x 30 ans = 90 jours) ; les « retraités ric-rac », en limite de durée requise, et qu’un nombre même réduit de jours de grève risque de faire basculer en décote, passer en-dessous des 75% du dernier traitement brut mensuel. Pour ces punis à retardement, il n’y aura alors que deux solutions : soit « accepter » le prix à payer de leur « passé gréviste », soit repousser la date de départ à la retraite, rattraper d’un trimestre supplémentaire au travail les jours de grève « perdus ». Combien sont-ils ? Combien seront-ils dans l’avenir, alors que les carrières complètes sont de plus en plus difficiles à obtenir ? Nul le sait, puisque le silence règne. Raison de plus, donc, pour lancer l’alerte et réclamer que les ministères de la Fonction publique, de l’Économie et des Finances dont dépend le Service des retraites de l’État (SRE) veuillent bien engager l’étude fouillée, chiffrée et prospective dont nos autorités, nos sociétés sont habituellement si friandes…
Une autre pièce importante à verser au débat concerne l’histoire même de cette non prise en compte des périodes de grève dans le droit à la retraite. Elle est en effet, au moins dans la fonction publique, d’invention relativement récente. Trois dates sont ici à retenir : 1947, 1995, 2000. Fin 1947, dans un contexte social particulièrement éruptif, le Gouvernement informe l’ensemble des administrations de sa décision de ne pas payer les jours de grève. Mais il est également prévu, par une circulaire d’application en date du 11 décembre, que ces journées, bien que non rémunérées, resteront prises en compte pour l’avancement des agents et soumises à cotisations pour la sécurité sociale et la retraite. La sanction se limite donc à la retenue sur traitement, correspondant au « service non fait », et c’est cette seule sanction qui sera appliquée durant près d’un demi-siècle. Mais, en septembre 1995, le Conseil d’État donne raison à un fonctionnaire qui s’opposait au principe même de ces cotisations sur un traitement non perçu. S’ensuivront, comme il est fréquent, diverses peripéties et facéties judiciaires dont l’aboutissement sera, en 2000-2001, l’abrogation des dispositions relatives aux cotisations prévues dans la circulaire de 1947. La double peine, combinant « retenue sur traitement pour service non fait » et « non prise en compte pour la retraite du fait de l’absence de cotisation », commence alors à être mise en place et elle va s’étendre progressivement, car elle suppose un travail administratif conséquent : le relevé des périodes de grève de chaque agent, « sans discontinuité sur l’ensemble de sa carrière » et « quels que soient les changements d’affectation fonctionnels, géographiques et institutionnels ou les évolutions successives de sa situation statutaire », précise-t-on dans une nouvelle circulaire en date du 26 juin 2000.
Sortir de l’omerta et de la punition
Environ vingt ans donc de surveillance accrue, de punition directe ou retardée, et d’omerta dont les raisons n’ont rien, paradoxalement, de mystérieux. Pour l’État, l’information doit demeurer minimaliste car le silence est d’or : chaque grève – tant qu’elle se tient dans certaines limites… – c’est surtout une bonne dose d’économies sur les traitements de l’année et, dorénavant, le montant des futures retraites. De plus, pourquoi aller jeter davantage d’huile sur cette question déjà hautement inflammable ?! Pour les syndicats, diffuser largement l’information, voire mener campagne contre cette perte de droits, présente évidemment un risque : celui d’ajouter un nouveau motif à la démobilisation, motif symboliquement fort qui plus est, et contribuer ainsi à diminuer un nombre de grévistes déjà notoirement insuffisant. Il est donc préférable de s’en tenir à des protestations de principe, plus ou moins confidentielles, comme celle qui consiste à déposer à chaque réforme des retraites un amendement spécifique, régulièrement rejeté au prétexte du « service non fait » et du « pas de cotisation, pas de droit ». Dans les médias, le désintérêt va probablement de pair avec la doxa antigréviste et antifonctionnaire qui constitue la culture-réflexe, le prêt-à-(ne pas)-penser de beaucoup, hélas, de journalistes. Enfin, à l’appui de ce silence volontaire ou complice, on ne saurait oublier un autre fait de culture, de mentalité : la religion du travail et de l’argent, entremêlés, qui conduit tant d’entre nous à intérioriser, considérer comme « normal » qu’une journée de grève, synonyme de non-travail, ne soit pas payée et que le droit à la retraite est forcément la contrepartie d’une cotisation.
Tout, par conséquent, se tient. La levée de l’omerta, l’engagement d’un débat public large et pluraliste, la libération des esprits font partie du même combat. Non, la grève n’est pas réductible à « un travail ou un service non fait », elle est un droit de protestation, de contestation légitime et nécessaire. Non, la retraite n’est pas réductible à la contrepartie, ou pire « le retour sur investissement », d’une cotisation, elle est le droit à un salaire, un revenu continué, dû après une vie de travail. Pourquoi, dès lors, faudrait-il qu’on les punisse ?