La guerre : destin des nations
(…) C’est elle [la guerre, ndlr] qui rappelle à l’individu qu’il n’est pas maître de son destin et que les puissances supérieures dont il dépend, l’arrachant soudain à sa tranquillité, peuvent le broyer à leur gré. Elle semble véritablement la fin à laquelle les nations se préparent avec fièvre. Elle oriente à la fois leurs efforts et leur destinée. Elle se présente comme l’épreuve suprême qui les habilite ou les disqualifie pour un nouveau temps. Car la guerre exige tout : richesses, ressources et vies, qu’elle engloutit sans mesure.
Elle offre satisfaction aux instincts que refoule la civilisation et qui prennent, sous son patronage une éclatante revanche : celle qui consiste à s’anéantir soi-même et à tout détruire autour de soi. S’abandonner à sa propre perte et pouvoir abîmer ce qui a forme et nom, apporte une double et somptueuse délivrance à la fatigue de vivre parmi tant de menues prohibitions et de prudentes délicatesses. Brassage monstrueux des sociétés et point culminant de leur existence, temps du sacrifice, mais aussi de la rupture de toute règle, du risque mortel, mais sanctifiant, de l’abnégation et de la licence, la guerre a tous les titres à tenir de la place de la fête dans le monde moderne et à susciter la même fascination et la même ferveur. Elle est inhumaine, c’est assez pour qu’on puisse l’estimer divine. On n’y manque pas. Et voici qu’on attend de ce sacre le plus puissant l’extase, la jeunesse et l’immortalité.
Échange des fonctions de la guerre et de la fête
Dans les sociétés primitives, à côté des fêtes, les guerres, manquant à la fois de relief et d’ampleur, font piètre figure. Ce ne sont que brefs intermèdes, expéditions de chasse, de rapine, ou de vengeance ; ou bien elles constituent un état permanent qui forme la toile de fond de l’existence, occupation dangereuse sans doute, mais que sa continuité prive de tout caractère exceptionnel. Dans les deux cas, la fête interrompt également les hostilités. Elle réconcilie passagèrement les pires ennemis, qu’elle convie à fraterniser dans la même effervescence. Encore dans l’antiquité, les Jeux Olympiques suspendent les querelles et le monde grec entier communie alors dans une allégresse temporaire que protègent les dieux.
Dans les sociétés modernes, c’est l’inverse qui arrive. La guerre arrête tout et les compétitions, les réjouissances ou expositions internationales sont frappées les premières. La guerre ferme les frontières que les fêtes ouvraient. On aperçoit de nouveau qu’elle seule hérita de leur toute-puissance, mais pour en user en sens contraire : elle sépare au lieu d’unir. La fête est d’abord facteur d’alliance. Les observateurs ont reconnu en elle le lien social par excellence, celui qui assure avant tout autre la cohésion des groupes qu’il assemble périodiquement. Il les joint dans la joie et le délire, sans compter que la fête est en même temps l’occasion des échanges alimentaires, économiques, sexuels et religieux, celle des rivalités de prestige, d’emblèmes et de blasons, des concours de force et d’adresse, des dons mutuels de rites, de danses et de talismans. Elle renouvelle les pactes, rajeunit les unions.
En revanche la guerre provoque la rupture des contrats et des amitiés. Elle exaspère les oppositions. Non seulement elle est source inépuisable de mort et de dévastation, alors que la fête manifeste une exubérance de vie et de vigueur fécondante, mais les conséquences qu’elle tire à sa suite ne sont pas moins funestes que les ravages dont elle est cause au moment où elle sévit. Ses effets prolongent après elle son œuvre malfaisante. Ils développent et entretiennent la rancœur et la haine. D’autres malheurs en surgissent et une nouvelle guerre à la fin, qui recommence la précédente. Ainsi, au terme d’une fête, fixe-t-on déjà le rendez-vous pour la prochaine, afin de perpétuer et de rénover ses bienfaits. La semence néfaste n’est pas moins prompte à germer : une fatalité de maux qui vont grandissant remplace le relais des tumultes féconds.
La guerre : rançon de la civilisation
Quelles causes attribuer à un pareil renversement ? Comment se fait-il que les grands sursauts des sociétés mettent ici en branle des forces généreuses et là des forces avides, aboutissent d’une part à renforcer la communion, de l’autre à creuser la division, apparaissent tantôt le fait d’une surabondance créatrice, tantôt celui d’une fureur meurtrière ? Il est difficile d’en décider. Ce contraste correspond sans doute aux différences de structure qu’on constate entre l’organisation d’une tribu primitive et celle d’une nation moderne.
Faut-il accuser la civilisation industrielle et la mécanisation de la vie collective ? Ou la disparition graduelle du domaine du sacré sous la poussée de la mentalité profane, toute de sécheresse et d’avarice, destinée comme nécessairement à poursuivre le profit matériel par les moyens simples de la violence et de la ruse ? Faut-il incriminer la formation d’États fortement centralisés au moment où le développement de la science et de ses applications rend aisé de gouverner de vastes multitudes qu’on sait soudain mouvoir avec une précision et une efficacité naguère inconcevables ? On ne sait. Il est vain de choisir. En tout cas, il est clair que l’enflure démesurée de la guerre et la mystique dont elle fut aussitôt l’objet, sont contemporaines de ces trois ordres de phénomènes, liés à leur tour entre eux et qui tous d’ailleurs abondent en heureuses contreparties.
Le problème des techniques, et par conséquent celui des moyens de contrôle et de coercition, la victoire de l’esprit séculier sur l’esprit religieux et en général la prééminence du lucre sur les activités désintéressées, la constitution d’immenses nations où les pouvoirs laissent toujours moins de liberté à l’individu et se trouvent conduits à lui assigner une place de plus en plus strictement déterminée dans un mécanisme sans cesse plus complexe, telle sont en effet les transformations fondamentales des sociétés sans lesquelles la guerre ne pourrait se présenter sous son aspect actuel de paroxysme absolu de l’existence collective. Ce sont elles qui lui assurent ce caractère de fête noire et d’apothéose à rebours. Ce sont elles qui la rendent fascinante pour la part religieuse de l’âme humaine. Celle-ci tremble d’horreur et d’extase à voir dans la guerre les puissances de mort et de destruction triompher sur toutes les autres d’une façon irrécusable.
Cette rançon terrible des divers avantages de la civilisation les fait pâlir et proclame leur fragilité. On découvre devant la convulsion qui les broie comme ils sont peu solides et peu profonds, fruits d’un effort dévoyé qui en effet ne paraît guère aller dans le sens de la nature. Nul doute que la guerre ne réveille et ne flatte des énergies autrement anciennes et élémentaires, autrement pures si l’on veut et autrement vraies. Mais ce sont celles que l’homme s’acharne à vaincre. De sorte que la substitution de la guerre à la fête mesure peut-être le chemin qu’il a fait à partir de sa condition originelle et le prix de larmes et de sang dont il doit payer les conquêtes de toutes sortes qu’il s’est cru la vocation d’entreprendre.
Depuis peu l’homme sait, selon l’expression du poète, tirer « du foyer de la force une terrible étincelle ». Celle-ci fournit des armes à leur taille aux deux empires qui dominent chacun un continent. La maîtrise de l’énergie atomique jointe au partage du monde entre deux États géants, suffit-elle à transformer radicalement la nature et les conditions d’un conflit, de façon à rendre caduque toute comparaison entre la guerre et la fête ? Il n’en est rien. On ne saurait éviter que le prodigieux surcroît de puissance qui vient d’échoir à l’homme, ne se solde, comme les précédents, par un péril d’égale ampleur. Celui-ci paraît menacer l’existence même de l’espèce. Aussi semble-t-il susceptible d’une plus grande sacralisation. La perspective d’une sorte de fête totale, qui risque d’entraîner dans ses horribles remous la population du globe presque entière et d’annihiler la majorité de ses participants, annonce cette fois l’avènement d’une fatalité effective, épouvantable, paralysante et d’autant plus prestigieuse.
La réalité rejoint la fable : elle en atteint les dimensions cosmiques, elle se révèle capable d’en exécuter les décisions capitales. Aujourd’hui, un mythe d’anéantissement général comme celui du Crépuscule des Dieux n’appartient plus seulement au domaine de l’imagination.
La fête, cependant, était la mise en scène d’une imagination. Elle était simulacre, danse et jeu. Elle mimait la ruine de l’univers pour en assurer la renaissance périodique. Tout consumer, laisser chacun pantelant et comme mort, était signe de vigueur, gage d’abondance et de longévité. Il n’en irait plus de même, le jour où l’énergie libérée dans un paroxysme sinistre, disproportionnée en grandeur et en puissance à la fragilité relative de la vie, romprait définitivement l’équilibre en faveur de la destruction. Cet excès de sérieux de la fête la rendrait mortelle non seulement aux hommes, mais peut-être aussi à elle-même. Pourtant il ne marquerait au fond que le dernier terme de l’évolution qui, de cette explosion de la vie, a fait la guerre.
Extrait de Roger Caillois, L’homme et le sacré, Gallimard, Coll. Folio essais, n° 84, pp. 237-242.