« Pour réussir cette nouvelle révolution de l'alimentation saine, durable et traçable, […] nous devons investir dans trois révolutions [...] : le numérique, la robotique, la génétique. Ce sont les trois transformations essentielles. »
Emmanuel Macron, Chief Executive Officer de la République, plan « France 2030 »
Le 12 octobre 2021, le CEO Macron présentait le plan France 2030. Plus précisément la version du futur qui s’imposera à nous, lestée d’un budget de 50 milliards sous le doux nom de transition écologique. Son objectif numéro 6 : nous nourrir. Et pour cela une révolution est en cours qu’il s’agirait d’accélérer en investissant dans le numérique, la robotique, la génétique. Pour mieux manger.
Les drones dans les champs, la numérisation satellitaire, les nouveaux OGM, les tracteurs-robots, les emballages comestibles, la traçabilité numérique, l’optimisation numérique des intrants chimiques. Accélérer l’avènement de l’agriTech et de la foodTech, a-t-il martelé.
Accélérer… accélérer et répéter les mêmes erreurs
En 1945, dans une Europe en ruines et au bord de la famine, le plan Marshall avait accéléré la généralisation des plantes et des animaux « améliorés » par les firmes industrielles. Remplaçant les milieux naturels par la chimie et les emplois paysans par la mécanisation. Accélération encore dans les années 60, avec les lois d’orientation agricole qui ont poussé l’agriculture vers plus de spécialisation, la monoculture, l’élevage « hors sol » et l’industrialisation.
Organisant ainsi le départ de centaines de milliers de paysans. Cette accélération n’a jamais freiné. Elle a conduit à l’élimination des centaines de milliers de paysans, en a prolétarisé beaucoup d’autres à partir du moment où ils sont devenus dépendants des grands groupes de l’agro-industrie.
Malgré ça, on nous parle encore aujourd’hui d’accélérer dans la même direction et de faire comme si la « Révolution Verte » n’avait pas mené à la destruction des insectes pollinisateurs et à l’effondrement de la bio-diversité. Comme si les maladies auto-immunes, les cancers, la maladie de Parkinson, n’étaient pas liés aux pesticides ingérés quotidiennement. Comme si le diabète et l’obésité n'étaient pas générés par la nourriture industrielle à qualité nutritive toujours plus merdique. Comme si le réductionnisme génétique n’était pas le problème fondamental du rapport occidental au vivant, toujours pas débarrassé du discours de l'amélioration eugéniste des espèces. Comme si l’agro-industrie ne s’était pas suffisamment gavée sur le dos de tous, paysans, travailleurs, consommateurs...
Qu’importe, accélérer et ne rien changer. Foncer avec la même foi dans l’automatisation de la machine, dans les progrès de la financiarisation de la science et de la génétique brevetables, qui nous sauveraient cette fois de la catastrophe environnementale, de la trop forte croissance démographique mondiale et corrigeraient les effets néfastes de la précédente « Révolution Verte ».
Cultiver par ordinateur : la nouvelle corne d’abondance
L’agriTech reprend à son compte le fantasme, certes répandu, d’un don d’omniscience octroyé par la numérisation du monde. Elle réduit chaque parcelle de terre, chaque nappe phréatique, chaque zone de chaleur... à de simples données numériques. À partir de là, elle peut monitorer la présence de « nuisibles » ou de « mauvaises herbes », modéliser et prédire par data analytics pour une robotisation optimisée.
L’agriTech, c’est le rêve d’une agriculture connectée à la Terre par drones et satellites, dans laquelle intempéries, besoins en eaux et cycles des plantes sont paramétrés dans des logiciels vendus "as a service".
Mais ce modèle avide de biomasse destinée à nourrir les fermenteurs de l’agriculture cellulaire fera définitivement disparaître la paysannerie et alourdira encore la facture environnementale de l’informatique ainsi que la destruction de tous les végétaux disponibles.
Transfert de compétences
Au détour des plaquettes de Bayer-Monsanto et des start-ups récemment incubées, il n’est pas rare de rencontrer d’autres chimères salvatrices. Comme ces Intelligences Artificielles qui éviteraient aux agriculteurs de « mal faire » et les aideraient à mieux doser tel produit polluant, à être plus économes. Ces IA à qui l’Humanité industrialisée voudrait transférer le soin d’éviter de nouvelles erreurs.
Mais ni le problème ni sa solution ne sont là. Ce ne sont pas des logiciels d’aide à la décision qui changeront les cadres de pensée qui nous ont mené au désastre : extractivisme et destruction de la nature.
Le solutionnisme technologique est partout. Irrésistiblement, l’expertise de l’agriculture est transférée aux ingénieurs et scientifiques de l’agro-industrie. C’est aux firmes de biotechnologie qu’on confie le soin de designer les plantes, les animaux et la nourriture cellulaire de demain plutôt que de miser sur l’agro-écologie pour adapter, avec le temps et l’expérience de chaque terroir, les modes de culture.
Plutôt que laisser la place à l’expérience paysanne pour appréhender la diversité du monde vivant et évoluer avec lui, c’est la réduction de l’expérience humaine aux gènes, atomes et autres bits qui prend définitivement le dessus.
En plus de ça, il faut subir l’insulte de ces prétentieux, amoureux de la Silicon Valley, sûrs qu’un savoir viable agricole sortira des hackathons et autres méthodes de stress cognitif, accélératrices d’idées. Une des idées accélérées de la foodTech ? L’emballage bioComestible. Moins de déchets, c’est nous la poubelle !
On ne peut pas faire confiance à ces startupeurs comme aux grosses firmes pour qui le seul animal digne d’intérêt semble être la poule aux œufs d’or. Qu’ils ne viennent pas nous expliquer, avant de nous revendre le savoir pillé, que la combine c’est de nourrir les IA avec du bon savoir paysan pour les rendre bio et responsables.
Une aubaine communicationnelle pour Bayer-Monsanto
Les géants ont flairé l’aubaine des promesses technologiques : réduction des pesticides, lutte contre le réchauffement climatique... grâce à l'agriculture « intelligente de précision ».
Imaginez ces drones et tracteurs avec caméras intelligentes dotées de censeurs hyperspectraux pouvant déclencher avec précision la pulvérisation du Round’up. Frappe chirurgicale et délire de la guerre propre dans les champs. Ou encore, remplacer les derniers insectes pollinisateurs par quelques nano-drones en cours de dev’ pour faire le job de pollinisation.
Mais surtout, pour Bayer-Monsanto, cela permet de continuer à vendre du Round’up, mais avec un bonus : la caméra intelligente qui va avec (à vendre elle aussi) et son logiciel connecté aux satellites. Et les nouveaux OGM climate-ready. Et leur pesticides de « biocontrôle » spécifiques. Au passage, continuer de produire des pesticides à bas coût, toujours aussi toxiques, pour l’exportation dans les pays aux législations plus conciliantes.
Monoculture et dépendance
Le paysan, déjà devenu exploitant agricole, sera désormais « agri-manager connecté », solitaire au milieu de son fatras cybernétique, abreuvé de données, assistant les robots et exécutant les modélisations de production mises à jour depuis sa tour de contrôle digne de la Batmobile. Le goût pour la grosse machine rutilante sera flattée et l’endettement suivra.
Mais de souveraineté alimentaire, non. Pour résorber le coût de toutes ces machines et leurs paramétrages, les exploitations seront toujours plus grandes, moins diversifiées et plus dépendantes des importations dévastatrices pour les pays du Sud.
Décarboner l’agriculture ? Non plus. Quiconque s’est déjà penché sur les coûts environnementaux de la mise en œuvre de ces technologies à grande échelle se rendra vite compte de l’absurdité écologique d’un tel programme. Quant à la dépendance aux grandes firmes de biotechnologies, elle ne fera que s’aggraver.
Enfin, une fois chaque donnée captée par des serveurs à l’autre bout du monde, chaque tracteur branché aux satellites d’Elon Musk, chaque semence brevetée et numérisée aux mains des multinationales et chaque startup-up rachetée par les GAFAM, il sera temps d’écouter tous ces visionnaires s’alarmer à propos de la souveraineté technologique de la France. L’agriculture bio, elle, restera une niche pour approvisionner les plus aisés.
L’agro-écologie paysanne, pas la technologie
Le rouleau compresseur est en marche et il va droit dans le mur. Il nous faut le désarmer. La solution pour manger se nomme : paysannerie. Sans brevet sur le vivant, sans mise à jour à payer, pas de data-center à construire, ni d’usine de robots à monter.
La seule voie est dans la connaissance fine des milieux, dans les échanges de savoir-faire et dans un lien sensible au vivant. De là les techniques agricoles naissent. Pas celles qui visent à rentrer en concurrence avec les paysans de l’autre bout du monde, mais celles qui visent à nourrir localement, sans détruire les sols pour les générations futures, et qui préservent la biodiversité.
La seule et véritable innovation serait de permettre l’installation d’un million de paysans sur des territoires vivants, au cœur des systèmes alimentaires qui bénéficieraient à tous. Nous avons besoin de bras et d’imagination collective, pas de drones et d’algorithmes.
Première publication, février 2022, sur
https://lessoulevementsdelaterre.org/blog/l-agritech-une-revolution-contre-la-paysannerie