En dépit de toutes les attaques qu’il a subies depuis trois décennies, le régime de retraite français reste pensé comme un droit au salaire continué. Une logique qui mériterait d’être non seulement préservée, mais étendue.
Un conflit séculaire oppose deux visions de la retraite. La première, née en 1853 dans la fonction publique, envisage la pension comme la poursuite du salaire : les retraités sont des travailleurs libérés du marché de l’emploi. La seconde, mise en œuvre en 1850 avec la caisse nationale de retraites pour la vieillesse, fait de la pension une contrepartie des cotisations.
Aujourd’hui, la première approche est largement majoritaire. Avec la création en 1946 du régime général unifié de la Sécurité sociale géré par les travailleurs (1), le système de retraite de la fonction publique s’est étendu au privé. À un âge donné, la pension remplace un salaire de référence en fonction des trimestres validés, dès lors qu’a été perçu un minimum de rémunération ; on ne tient aucun compte du montant des cotisations versées par l’intéressé. Les retraités du régime général ont droit au salaire dans la limite d’un demi-plafond de la Sécurité sociale, soit 1 688,50 euros en 2019 ; ceux de la fonction publique ou des régimes statutaires, à 75 % de leur meilleur salaire brut pour une carrière complète. Ainsi, les trois quarts des pensions (240 sur 320 milliards d’euros par an) représentent du salaire continué.
Tel n’est pas le cas de la pension complémentaire des salariés du privé, généralisée en 1961 à travers l’Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés (Arrco). Cette institution prend comme modèle l’Association générale des institutions de retraite des cadres (Agirc), qui, créée par le patronat en 1947 en réponse au régime général, verse à ses assurés une pension complémentaire calculée sur la base d’un cumul de points. Les retraités ne sont pas des travailleurs, mais des inactifs qui ont droit au différé de leurs cotisations de carrière, consignées dans un compte.
Malgré cet accroc, la retraite fonctionne encore largement comme un droit au salaire lorsque, au début des années 1990, débutent les « réformes ». Le taux de remplacement du dernier salaire net par la première pension nette pour les salariés du privé à carrière complète nés en 1930 s’élève alors en moyenne à 84 %, selon une fourchette allant de 100 % pour une dernière rémunération égale au salaire minimum à 60 % pour un dernier salaire supérieur à 3 000 euros (2). On mesure là l’incontestable réussite de l’affirmation du droit au salaire des retraités, que les conservateurs de droite comme de gauche combattent avec le même acharnement.
En 1991, le premier ministre Michel Rocard préconise de modifier le calcul de la pension en portant la durée d’assurance au-delà de quarante annuités et en prenant en compte les vingt-cinq meilleures années de salaire au lieu des dix meilleures (3). M. Édouard Balladur s’empressera d’imposer ces mesures en 1993, et les gouvernements ultérieurs les durciront au point que le taux de remplacement moyen a baissé depuis lors de dix points. Après trente ans de réforme, le président Emmanuel Macron estime que le fruit est mûr pour en finir avec le droit au salaire des retraités : il s’agit non plus seulement de baisser les pensions, mais de remplacer le droit au salaire continué par un versement différé des cotisations. En somme, d’organiser le régime général, le régime des fonctionnaires et celui des salariés à statut sur le modèle de leur opposé, l’Agirc-Arrco.
Comment sortir de la défaite des trente dernières années ? Certes, la retraite a majoritairement été conquise comme un droit au salaire continué, mais avec deux limites qu’il s’agit aujourd’hui de dépasser. D’une part, la pension ne peut plus progresser. D’autre part, le remplacement du salaire de référence varie en fonction de la durée de carrière, ce qui pénalise fortement les travailleuses. Avec le système actuel, l’écart des rémunérations de vingt-cinq points entre hommes et femmes se transforme en un gouffre de quarante points de leur pension de droit direct — sans les réformes, la différence serait tout de même de trente points, signe qu’il faut en changer la structure (4). En outre, l’idée de conditionner les retraites à une durée d’activité contredit le projet fondamental porté par le droit au salaire : les retraités sont des travailleurs libérés de l’emploi, et leur pension exprime leur contribution présente, et non passée, à la production de valeur (5).
Cinquante ans, le moment adéquat pour libérer les salariés
Assumer sans complexe le droit au salaire lié à la personne supposerait d’en avancer l’âge, à 50 ans par exemple. Ce seuil d’entrée en retraite qui avait été conquis pour une partie des marins, des mineurs ou du personnel de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) ou de la Régie autonome des transports parisiens (RATP) (6) correspond à un moment de la carrière où le risque de licenciement et la difficulté de retrouver un emploi s’accroissent. C’est aussi un âge où l’on a parfois fait le tour de son métier, où les travaux pénibles et les horaires décalés pèsent sur la santé, où la tournure mortifère que le management impose même aux activités les plus appréciables exaspère ; mais où, le salaire étant lié au poste, on n’a pas d’autre choix que de rester… Ainsi 50 ans apparaît-il le moment adéquat pour libérer les salariés du marché de l’emploi. Sitôt cet âge atteint, chacun percevrait jusqu’à la mort un salaire au moins égal au salaire moyen (2 300 euros net aujourd’hui) et plafonné par exemple à 5 000 euros net par mois. Il serait un droit politique, avec une progression possible jusqu’à la mort par des épreuves de qualification. Nulle référence aux annuités ou aux trimestres n’entrerait plus alors dans le calcul de la pension : la retraite ne marque pas l’entrée dans l’inactivité, mais l’engagement dans une activité libre, rémunérée par un salaire lié non plus à l’emploi mais à la personne, et payé non plus par l’entreprise mais par les caisses de sécurité sociale.
Cette utopie concrète s’attaque, en termes de droit comme de responsabilité, à l’un des piliers du capitalisme : sous ce régime, le travail productif est extérieur aux travailleurs. En effet, ces derniers ne sont pas reconnus comme producteurs en tant que personnes, mais en tant que vendeurs de force laborieuse. Ils n’exercent aucune responsabilité sur le travail productif qu’organise la bourgeoisie capitaliste. Bien entendu, la conquête de cette prérogative suppose celle de la propriété de l’outil de travail. Mais un régime unique de droit au salaire à 50 ans contribuerait à faire sauter le verrou de la séparation entre, d’un côté, les travailleurs et, de l’autre, les fins et les moyens de la production.
La valeur anthropologique du travail ne découle pas seulement de l’utilité des biens et des services produits, mais aussi de la valeur économique que ces derniers engendrent. L’amputer de cette dimension en sonnant la fin du travail productif à la retraite revient à appliquer la même violence sociale — au nom de l’âge — que celle exercée traditionnellement au nom du genre (le travail public comme privé assigné aux femmes et considéré comme « certes utile mais non productif »).
Poser les retraités comme travailleurs, récuser la légitimité d’un temps de vie « après le travail », représente également un pas décisif pour rendre illégitime l’existence d’un temps adulte « avant le travail », ce funeste parcours d’insertion vécu par la majorité des salariés nés depuis le début des années 1970. C’est donc une étape vers le droit politique au salaire dès 18 ans. Sous ce régime esquissé dans l’immédiat après-guerre et qu’il nous incombe aujourd’hui de généraliser, tout adulte reçoit à 18 ans non seulement le droit de vote, mais également les inséparables droits à la propriété de l’outil de travail et au salaire qui le reconnaissent comme producteur de valeur. Être citoyen ne consisterait plus à payer des impôts et à abandonner la création de valeur à la logique prédatrice du capital, mais à exercer sa coresponsabilité dans la production.
Les retraités pourraient devenir l’avant-garde d’une telle conquête. Disposant à 50 ans de leur salaire comme d’un droit politique, ils décideraient de quitter leur entreprise ou d’y demeurer. Dans le premier cas, ils seraient encouragés à intégrer ces entreprises alternatives aujourd’hui très nombreuses dans l’artisanat, l’agriculture et les services (maraîchers bio, coopératives…). L’expérience des jeunes retraités contribuerait à la viabilité économique de ces sociétés, qui n’auraient pas à leur payer de salaires, mais dont les cotisations alimenteraient le dispositif. Au lieu du bénévolat où se trouvent aujourd’hui confinés des millions de retraités tenus pour improductifs, ce modèle dynamiserait un secteur communiste, c’est-à-dire où les travailleurs décident quoi, pourquoi et comment ils produisent.
Les retraités choisissant de poursuivre l’activité au sein de leur entreprise bénéficieraient d’une protection contre le licenciement, analogue à celle des délégués syndicaux aujourd’hui, et exerceraient une responsabilité dans l’organisation du travail concret. Les entreprises alternatives ne peuvent rester les seules porteuses d’une production maîtrisée par les travailleurs eux-mêmes. Dans les grands groupes comme au sein des services publics prisonniers d’un mode de gestion capitaliste, les travailleurs doivent conquérir la responsabilité de l’auto-organisation. Il faut pour cela des salariés d’expérience, protégés par leur salaire à vie et non licenciables. Le syndicalisme trouverait dans ces quinquagénaires retraités les acteurs d’une bataille frontale contre des directions au service des actionnaires et le management déshumanisant.
Qui aurait dit qu’un conflit sur les retraites raviverait tant d’espoir et de désirs ?
Notes