Par Veronika Bennholdt-Thomsen et Maria Mies
La première édition allemande de La Subsistance. Une perspective écoféministe a été publiée en 1997, la version anglaise, en 1999, et l’édition française, basée sur l’édition anglaise, paraît aujourd’hui, en 2022. D’une certaine manière, ce livre est désormais un document historique. Il est l’expression d’une orientation théorique majeure du mouvement féministe allemand à ses débuts, au milieu des années 1970. Nos préoccupations féministes étaient alors étroitement liées à celles du mouvement tiers-mondiste, comme on disait à l’époque pour désigner l’anti-impérialisme. Au cœur de cette réflexion, il y avait la question de savoir à quoi pourrait ressembler une autre économie, permettant aux êtres humains, aux hommes comme aux femmes, d’ici et d’ailleurs, de mener une vie bonne, une vie libre, et de pouvoir à nouveau gérer l’oikonomia (l’économie domestique) au quotidien comme ils l’entendent, en subvenant à leurs propres besoins. Entre la première publication de ce texte et sa réédition aujourd’hui, une génération est née. Que de choses ont changé pendant ce quart de siècle ! Et pourtant, il en est une qui n’a pas évolué : la quête obsessionnelle de croissance économique, à l’échelle des nations comme des continents. Dans le monde entier, la guerre menée contre la vie par l’économie de marché globalisée s’est même intensifiée, bouleversant dans son sillage la manière de vivre des êtres humains. Notre analyse écoféministe n’en est devenue que plus nécessaire. Par ce biais, nous avions alors espéré – c’était même notre conviction – pouvoir faire quelque chose contre la mondialisation impérialiste et patriarcale du marché, qui ruine les écosystèmes et sape le lien social. De nos jours, presque tout le monde s’accorde à dire qu’il faut repenser notre civilisation de fond en comble, que c’est une nécessité vitale. La Subsistance est notre contribution à ce débat.
La spécificité de notre approche théorique est de tenir ensemble la question féministe, la question écologique et la question économique. La manière de penser qui s’est diffusée dans l’Europe du XIXe siècle a conduit à séparer ces trois domaines et à accorder à l’économie un rôle prédominant. Au XXe siècle, le primat de l’économie de croissance, qui suppose que tout soit subordonné à l’accumulation, s’est finalement imposé et a perduré jusqu’aujourd’hui sans discontinuer. Dans ce livre, nous voulons montrer que la vision du monde qui préconise une croissance infinie repose sur le déni des processus naturels liés à la reproduction de la vie. Le primat de l’opérationnalité – ou, comme on l’appelle aussi, le productivisme – entraîne la destruction dans son sillage. La dévalorisation du féminin fait partie de son bagage éthico-moral. Nous voulons indiquer les moyens de nous en libérer.
(…) Dans ce livre, il s’agit de rappeler, tant à nos lecteurs qu’à nous-mêmes, que le système économique actuel n’est pas le résultat de quelque loi naturelle immuable, mais qu’il a été construit par des hommes il y a quelques siècles et que l’on peut en changer. Il existe des alternatives contrairement à ce qu’essaient de nous faire croire les gens qui souffrent du syndrome Tina. Nous pensons que la subsistance est cette solution alternative. De plus, il est important de comprendre que ce qu’on appelle aujourd’hui « mondialisation de l’économie » n’est pas une caractéristique totalement nouvelle ou extraordinaire, mais qu’elle constitue le prolongement indispensable de la colonisation et de l’accumulation primitive qui font partie intégrante du patriarcat capitaliste depuis ses origines. Aujourd’hui cependant, cette colonisation sans fin et ses conséquences se font également ressentir dans les pays industrialisés du Nord où le « tiers-monde » rejoint les pays développés. On le voit clairement dans le fossé toujours plus grand entre les riches et les pauvres du Nord, mais aussi dans les crises financières et économiques qui n’épargnent plus le monde industrialisé.
(…) Avec ce livre, nous souhaitons montrer qu’il est devenu indispensable de considérer le monde dans une perspective de subsistance (indispensable d’un point de vue écologique, économique, féministe et anticolonial), mais aussi que cette orientation nouvelle a déjà été adoptée de différentes manières dans plusieurs coins du monde. Nous voulons par ailleurs expliquer que cette nouvelle perspective conduira en fin de compte à la transformation de l’ensemble des rapports sociaux, que ce soit entre les femmes et les hommes, entre générations, entre les zones rurales et urbaines, entre les différentes classes sociales, entre les différents peuples, et surtout entre les êtres humains et la nature. Si le souci principal de toute activité économique et sociale n’est pas l’accumulation d’argent mort, mais la création et le maintien de la vie sur terre, rien ne peut rester en l’état.
La perspective de la subsistance n’est pas un modèle théorique abstrait. Pour le démontrer, nous introduisons chaque chapitre par un récit plus ou moins long tiré de la « vraie vie » et qui traite de subsistance. Ces témoignages apportent la preuve que la perspective de la subsistance existe déjà sous différentes formes, qu’elle est indispensable, désirable et qu’il est possible de la mettre en œuvre. Davantage que des statistiques et des élaborations théoriques, ces récits montrent la profondeur et la richesse de cette idée. Ceux qui sont prêts à regarder le monde depuis cette perspective découvriront dans leur entourage beaucoup de ces récits sur la subsistance, qui datent d’il y a longtemps ou d’aujourd’hui. Parce que la perspective de la subsistance est une perspective, une transformation de notre vision. Il ne s’agit pas d’un nouveau modèle économique.
Tiré de La Subsistance. Une perspective écoféministe, p. 7-8, 33, 35-36.
L’ouvrage (432 pages, 24 €) est disponible en librairie ou par correspondance :
Éditions La Lenteur, Le Batz, 81140 Saint-Michel de Vax