Succès de librairie depuis sa sortie en 2019, l’essai de Corinne Morel Darleux nous invite de façon poétique à réfléchir sur nos manières d’agir, de penser et de sentir dans un contexte où le capitalisme ultra-productiviste et dévorateur conduit à l’effondrement de l’humanité. Face à la compétition et à la rivalité mimétique qui servent de cadre de référence dominant à nos conduites, comment permettre un épanouissement individuel qui ne soit pas nuisible aux autres et à soi-même ? À l’heure où les repères et les certitudes vacillent, comment redonner du sens à nos trajectoires personnelles et collectives ? À l’heure où « les citoyens se détournent de la politique » et où « elle-même se salit chaque jour davantage », comment résister et mener les batailles de façon éthique ?
Par Ariane Randeau
Succès de librairie depuis sa sortie en 2019, l’essai de Corinne Morel Darleux nous invite de façon poétique à réfléchir sur nos manières d’agir, de penser et de sentir dans un contexte où le capitalisme ultra-productiviste et dévorateur conduit à l’effondrement de l’humanité. Face à la compétition et à la rivalité mimétique qui servent de cadre de référence dominant à nos conduites, comment permettre un épanouissement individuel qui ne soit pas nuisible aux autres et à soi-même ? À l’heure où les repères et les certitudes vacillent, comment redonner du sens à nos trajectoires personnelles et collectives ? À l’heure où « les citoyens se détournent de la politique » et où « elle-même se salit chaque jour davantage », comment résister et mener les batailles de façon éthique ?
Autant de questions que l’auteure égraine et auxquelles elle s’efforce de répondre. En se référant à deux figures symboles de liberté : le navigateur Bernard Moitessier qui, en 1969, en course depuis 7 mois pour le tour du monde en solitaire à la voile, et sur le point de gagner l’épreuve, refusa de rentrer au port et se dirigea vers les îles du Pacifique « pour sauver son âme » ; le personnage flamboyant, épris d’indépendance et de justice, en lutte pour la protection des éléphants en Afrique, qu’est Morel dans le beau roman de Romain Gary, Les racines du ciel, couronné du prix Goncourt 1956. C’est avec eux, au plus près de leur exemple, que Corinne Morel Darleux poursuit sa double quête qui, elle aussi, se doit d’être belle : celle de l’émancipation et de la radicalité politique.
Au cours de ses pérégrinations politico-poético-littéraires, elle propose trois principes pour orienter les trajectoires collectives et individuelles : le « refus de parvenir », le « cesser de nuire » et la « dignité du présent ».
Le « refus de parvenir » consiste à s’émanciper de l’autorité et de la tutelle, à savoir dire non à la « compétition » et aux « privilèges » (refuser, par exemple, une « promotion » professionnelle), et à considérer l’insubordination comme une forme de satisfaction qui vienne nourrir une vision égalitaire et solidaire. De ce refus, qui est aussi lutte contre l’hubris destructeur des conditions d’habitabilité de la planète, découle ainsi le « cesser de nuire », à l’humanité aussi bien qu’à soi-même. Face à un effondrement qui « arrive ou non », nous avons tout à gagner à organiser autour de soi et « en soi la capacité à mener des batailles désintéressées » pour la « dignité du présent ».
Par ces trois principes qui forment une « boussole éthique », l’auteure souhaite (re)situer le combat politique dans un registre sensible où nos sens, tout autant que nos connaissances, orientent notre action. Celle-ci doit être radicale pour faire face au « Monstre » et « toutes les initiatives sont à encourager » du moment qu’elles sont sincères et dignes. Aussi met-elle en avant le besoin d’un « archipel » constitué d’« îlots de résistance » pour mener le combat car ce qui compte n’est pas l’unité politique mais les multiplicités, les spécificités tout en pratiquant la concertation. Ainsi, plutôt que de « flotter sans grâce au milieu d’un océan de désastres », l’auteure nous invite à aller rechercher dans les « abysses » les « futurs volcans » de la résistance, là où « se tapit le droit de couler en beauté ».
Si ce livre est prenant, enthousiasmant même, il n’en présente pas moins, me semble-t-il, deux limites. La première tient à la récurrence, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, des termes « nous » et « tous » ; cet unanimisme, à force, en viendrait à nous faire oublier que dans notre monde « si tous sont égaux, certains le sont plus que d’autres ». La seconde tient à l’idéalisation, ou quasi idéalisation, du besoin d’archipellisation des luttes. Soit, mais ce faisant, n’élude-t-on pas un peu vite les indispensables réflexions à mener sur les causes des défaites répétées depuis plusieurs décennies du camp dit « progressiste » ?