C’est en lisant Bullshit Jobs de David Graeber que j’ai compris la véritable « nature » de l’un de mes collègues. « L’ingé péda », comme certains ont rebaptisé l’énergumène. Tout, en effet, se trouve résumé dans l’intitulé même de son poste : ce type est in…gé…nieur pé…da…go…gique – à prononcer en distinguant bien chaque syllabe ! –. Il se croit le summum de la science alors qu’il n’est qu’un délire oxymorique et novlanguien dont la fonction est de faire perdre son temps à toutes et tous.
Arrivé depuis peu dans l’entreprise, il passe ses journées à fabriquer des tableaux Excel, rédiger des « notes de cadrage », concevoir des « power point », animer des réunions interminables et… minables. Figure emblématique du « cocheur de cases », il correspond très bien à la définition du bullshit job – littéralement « job à la con » – que donne Graeber : « une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. »
Autrement dit un imposteur qui, en plus d’ennuyer et d’exaspérer la majorité de ses collègues, se sent investi d’une mission rédemptrice : faire advenir, dans un milieu professionnel « résistant au changement » (sic), l’approche scientifique « par compétences » (re-sic). Ses fonctions réelles sont évidemment plus prosaïques. Humilier les salariés, bureaucratiser et numériser à l’excès, faire perdre le sens du métier à tout un chacun et chacune. Avec les « bonnes » lunettes, s’il vous plait !
Il fallait donc, pour moi et « la boîte », soumettre l’imposteur au banc d’essai. Au moyen de quelques questions simples ou inattendues…
Romain : Peux-tu te présenter et nous expliquer d’où tu viens ?
L’ingé péda (ou IP) : Depuis un peu plus d’un an maintenant, je travaille comme ingénieur pédagogique dans un centre de formation aux métiers du soin, du care.
Avant d’arriver ici, à Bordeaux, à 50 ans, j’ai passé un Master en sciences de l’éducation, mais avant, j’ai fait pas mal de choses. J’ai connu les milieux de la banque, j’ai travaillé dans l’Éducation Nationale où j’ai même fait un burn out. Je suis aussi, et ça depuis longtemps, passionné par les neurosciences. Tu ne me croiras peut-être pas, mais je pense sincèrement que mon intelligence, supérieure à bien d’autres, est directement liée à ce qui se passe dans mon cerveau.
Les métiers du soin, du travail social, les formations à ces métiers, je t’avoue que je n’y connais pas grand-chose. Mais ce n’est pas important en fait. Mon truc, à moi, c’est la pédagogie ou plutôt la science de la pédagogie que je dois apporter coûte que coûte aux formateurs, aux porteurs de projet pour qu’ils ou elles changent leurs idées, leurs pratiques de formation. Ils doivent comprendre et s’adapter à l’approche par compétences, et je me pense donc tour à tour comme chercheur, concepteur, développeur, déconstructeur de représentations, faiseur d’outils, penseur de la complexité.
Romain : « Déconstructeur de représentations », qu’est-ce que tu entends par là ? Tu en parles souvent en réunion ou lorsque tu nous demandes de remplir tes tableaux Excel…
L’IP : Tu as vu la posture des formateurs ? Il faut absolument qu’ils se déconstruisent et qu’ils arrêtent avec leur narcissisme structurel ! Mon travail, comme je n’arrête pas de le répéter à l’ensemble du personnel pédagogique, est de le soutenir dans la qualité de ses réponses « péda », dans la transformation innovante de ses dispositifs de formation, en privilégiant approche par compétence, formation multimodale et modularisation. Pour déconstruire les représentations, je parle souvent de la méthode 10 20 30 60 80 90. II faut que les formateurs apprennent à entrer dans un processus réflexif qui va leur permettre la distanciation et la problématisation, seules capables de les faire monter en compétences et en analyse systémique. J’ai moi-même mis du temps à comprendre, mais maintenant je suis très fort sur le sujet... Tu vois, je dirais qu’ils doivent me considérer comme leur guide, leur éclaireur. Et moi je me vois comme un traceur, d’ailleurs j’ai le soutien de la direction !
Romain : Un traceur ? Drôle de mot ça… mais bon, bref tu fais quoi tous les jours, finalement ? Parce qu’on te voit souvent dans les couloirs, un café à la main…
L’IP : Je sais que certains s’interrogent, voire se moquent. En fait j’applique à la lettre ce que préconisent les neurosciences, à savoir qu’au bout de 25 minutes de travail, il faut s’aérer. C’est scientifique ! Alors, au quotidien, je suis amené à penser en mode projet, à élaborer des fiches action et de scénarisation, des tableaux, des glossaires, à être en adéquation avec la démarche qualité et à suivre les directives des ministères, voire à les anticiper. Je milite pour la pédagogie active, mes mots d’ordre sont agilité, proactivité, métacognition, savoir agir complexe, différenciation pédagogique, évaluation, ingénierie de projet.
Romain : Et les tableaux Excel dans tout ça ? Parce que nous, on n’en peut plus des cases, des codes, des colonnes à n’en plus finir… Tu n’as pas l’impression que c’est anti-pédagogique ?
L’IP : Pas du tout, pour déconstruire, il faut faire des tableaux ! Dernièrement, j’ai vous ai créé un tableau Excel pour simplifier votre travail. J’ai mis 196 heures à le concevoir [Ndlr : la direction s’est étonnée de ce temps « un peu long »] ! Il compte 46 colonnes grâce auxquelles les formateurs peuvent rendre compte, pour la formation précise qu’ils dispensent, du savoir agir complexe. J’utilise un vocabulaire très précis, je te l’ai dit, j’aime beaucoup les sciences de l’éducation, il y a des cases à cocher et des codes mathématiques, financiers, qui se génèrent automatiquement. J’ai également appris aux formateurs à faire des copier-coller pour entrer les éléments dans le tableau. Bon, quand je vous ai présenté l’outil et que vous avez fait l’exercice, j’ai bien senti que je vous avais un peu « perdus ». Car, c’est vrai, il y a beaucoup de résistance au changement, mais on va y arriver, ça va le faire… Le tout c’est d’avancer sur la double voie ingénierie et pédagogie que tous doivent intégrer…
Romain : J’ai deux dernières questions, un peu plus personnelles. Pourquoi es-tu toujours habillé comme ça [Ndlr : un pull trop grand et des baskets en cuir élimées] ? Et pourquoi ces nouvelles lunettes ?
L’IP : Ah oui, tu as remarqué mes nouvelles lunettes ?! J’en suis flatté. J’en ai de deux couleurs : noires et dorées. J’aime beaucoup ce modèle avec la barre au milieu, ça met en valeur mon regard déconstructiviste. J’ai pris les mêmes que mon chef, j’aime être corporate ! Et puis ça me donne un air inspiré mais surtout, je l’espère, inspirant !
Pour compléter la lecture :
https://www.lantivol.com/2021/06/a-propos-de-bullshit-jobs-de-david.html
https://www.lantivol.com/2021/06/bullshit-jobs-suite-et-appel.html