Introduction
Paul disait : « Il n’y a plus de juifs ni de gentils. » Pour les anciens juifs et les premiers chrétiens, le terme « gentils (1) » désignait les ressortissants des nations étrangères, et plus largement les païens. La distinction ressuscita, mais cette fois les chrétiens, en se séparant du judaïsme, devinrent gentils pour les juifs, ceux-ci maintenant leur obéissance à la Loi de Moïse.
D’où parle l’auteur de ce texte ? Je m’exprime en intégrant en moi la double identité juive et gentille, et en m’efforçant de dépasser l’une et l’autre. Autrement dit, je m’essaie dans ces pages à un méta-point de vue sur lequel je reviendrai.
Il m’a d’abord semblé nécessaire d’interroger des mots comme « antisémitisme », « antijudaïsme », et au premier chef de reconsidérer la signification du mot « juif ». Ce dernier n’a en effet pas le même sens avant la destruction de la Judée par les Romains – où il définissait l’appartenance à la fois à une nation, à un peuple et à une religion – et après l’intégration dans les nations modernes. Bien vite, il m’a paru évident que, là où règne la pensée binaire, qui ne peut que disjoindre les notions de juif et de gentil, il est impossible de concevoir la réalité la plus importante des temps modernes, inséparable des temps modernes, inséparable de l’émancipation des juifs dans les nations laïcisées, et qui ne peut s’exprimer que par la notion de judéo-gentil.
Aujourd’hui, on ne peut plus en effet classer comme étant seulement juifs ceux qui, devenus citoyens des nations et nourris de la culture humaniste européenne, sont donc « gentilisés » à ce double titre. Or l’identité du judéo-gentil est complexe : elle comporte deux composantes à la fois complémentaires et antagonistes. De plus, selon les circonstances ou les contextes, l’une de ces composantes peut s’accroître au détriment de l’autre. Les deux composantes de mon identité m’aideront, je l’espère, à comprendre ce qui les lie et ce qui les sépare.
Enfin, il m’a semblé indispensable de distinguer l’antijudaïsme, d’origine chrétienne, et l’antisémitisme, qui est né au XIXe siècle avec l’essor du nationalisme.
C’est donc à partir d’une volonté de pensée complexe que je m’efforcerai ici de concevoir la condition juive, en la situant dans sa relation historique au sein du monde moderne. J’ai voulu faire non un livre d’histoire, mais une réflexion historicisée. Je m’efforcerai de décrire en réfléchissant, de réfléchir en décrivant, ce qui devrait constituer, je le souhaite, une repensée en chaîne.
On ne peut entreprendre ce travail sans crainte ni tremblements dès lors qu’on ne veut ni justifier, ni condamner, ni absoudre, mais avant tout comprendre et faire comprendre.
Nouvelle étape vers l’abîme ?
Une étape nouvelle a été franchie en été 2006, aggravant le cercle vicieux qui développe le pire pour Israël, pour la Palestine, pour le Liban et pour toute la région incluant l’Iran, qui a réitéré l’expression de son désir de rayer Israël de la carte.
À la suite de l’enlèvement d’un soldat israélien par une branche du Hamas à Gaza le 25 juin, et au moment où la branche officielle du Hamas acceptait de cosigner avec Mahmoud Abbas un document qui allait vers la reconnaissance d’Israël, Tsahal a déclenché une terrible vengeance collective sur la population de Gaza, endommageant la centrale électrique alimentant ce territoire, pilonnant des zones résidentielles, détruisant des ponts, rasant des habitations, frappant des installations industrielles, incendiant un ministère, faisant prisonniers une trentaine de ministres et parlementaires palestiniens.
Peu après, la capture de deux militaires israéliens au Sud-Liban par le Hezbollah, issu d’une composante minoritaire dans la mosaïque des ethnies et religions libanaises, a suscité une formidable punition collective sur toute la nation libanaise, frappant ponts, routes, agglomérations, aéroport, dépôts de carburants, entraînant la mort de plus de mille civils et l’exode d’un million de réfugiés, comme si une nation entière devait payer pour l’enlèvement de deux soldats par une minorité et comme si la destruction du Hezbollah devait entraîner celle du Liban.
Pour concevoir cette réaction implacable, disproportionnée, et également aveugle, il nous faut l’introduire dans le cercle vicieux commencé en 1948, souvent aggravé, parfois amoindri, où la réaction arabe hostile à l’implantation d’Israël s’est atténuée du point de vue des États voisins, mais amplifiée du point de vue des populations, où l’échec continu d’une solution dans la reconnaissance d’un État palestinien a déterminé une difficulté de plus en plus grande à résoudre le problème, où enfin Israël, qui est devenu l’État le plus puissant militairement de la région, continue à vivre dans une insécurité historique, je veux dire née du passé, renouvelée dans le présent et non éliminable dans le futur. Il s’y est développé une psychologie obsidionale, renforcée par les déclarations du président iranien appelant à l’anéantissement d’Israël, entretenue par les attentats kamikazes, puis par les tirs de roquettes de Gaza et du Hezbollah, et dans cette perception la seule solution à l’égard du monde arabe ne peut être que le recours implacable à la force. Ainsi cette psychologie, née d’une situation aggravée, a conduit à une aggravation de l’action politico-militaire à Gaza et au Liban.
Une telle psychologie n’a gardé en mémoire que la persécution et l’humiliation subie par les juifs. Quand Kofi Annan a dit au chef du gouvernement Olmert : « C’est humiliant de maintenir le blocus du Liban », le représentant de la descendance israélienne d’un peuple juif constamment humilié dans l’histoire ne comprend pas qu’il ne cesse d’humilier les Palestiniens et qu’il humilie les Libanais. Le besoin humain d’être reconnu comme être humain de plein droit est ce qu’il y a de plus important dans la conscience d’un individu et d’un peuple. Les Arabes comme les juifs ont besoin d’une telle reconnaissance, et c’est son oubli mutuel qui engendre toujours une nouvelle aggravation.
Il y a aggravation dans l’implacabilité et la réduction à l’état d’objet de toute une population, celle de Gaza, puis de toute une nation, le pacifique, démocratique et fragile Liban. Tout se passe comme si la vie des Palestiniens ou des Libanais devenait de plus en plus négligeable. Si Israël s’était appelé Serbie, il aurait été dénoncé comme État voyou par les États-Unis (2).
Il y aggravation dans la disproportion. La démesure de l’action de Tsahal à Gaza puis au Liban, par rapport aux objectifs proclamés, a frappé les observateurs, ce qui a conduit les justificateurs inconditionnels à utiliser l’argument selon leque Israël n’a dû sa survie qu’à des actions disproportionnées. Cet argument est erroné, car dans les guerres de 1948, 1956, 1967, 1973, il y avait des adversaires militaires également armés et c’est la stratégie de Tsahal qui a remporté ces victoires. Par contre, la disproportion entre une armée dotée des moyens les plus puissants et les plus sophistiqués et ses adversaires dotés seulement d’armes légères et d’explosifs manuels, lors de la première et surtout de la seconde Intifada, n’était nullement vitale pour Israël. Et il n’est nullement vital pour Israël de frapper démesurément Gaza et le Liban.
Il y a aggravation dans l’usage de la terreur militaire d’État pour répondre aux terrorismes réels, et globalement imputés au Hezbollah et au Hamas. Depuis la rupture des négociations et le refus de les renouveler, n’aurait-ce été que pour l’évacuation de Gaza, n’aurait-ce été que pour la libération des prisonniers (ce qui a toujours eu lieu dans le passé), la terreur militaire semble devenue pour les dirigeants d’israël le seul moyen de réaliser leurs fins. Mais la terreur n’instaure pas la sécurité ; elle accroît le terrorisme adverse et elle accroît l’hostilité de plus en plus grande du monde arabe et islamique.
Il y aggravation dans l’aveuglement. L’aveuglement n’a pas été seulement dans la sous-estimation de la résistance du Hezbollah, dans la croyance que l’opinion libanaise allait se dissocier du Hezbollah, voire que le Liban allait éclater en morceaux disjoints (alors que l’action de Tsahal a solidarisé le Liban avec le Hezbollah et dégradé l’image d’Israël, y compris au sein de la population chrétienne). L’aveuglement sur le Liban pourrait se dissiper avec une évaluation réaliste de la situation, mais l’aveuglement le pire demeure, c’est-à-dire la conviction que seule la terreur militaire peut résoudre les problèmes fondamentaux d’Israël. La terreur isole de plus en plus Israël. La terreur le fragilise. L’aveuglement des inconditionnels d’Israël contribue à cet isolement et à cette fragilisation. Cette fragilité peut être masquée par l’appui inconditionnel de la superpuissance nord-américaine. Mais si les États-Unis deviennent pour Israël la seule garantie d’existence, alors tout affaiblissement ultérieur des États-Unis risquerait d’être fatal. La politique actuelle est une course au suicide. Et ultime aveuglement, ceux qui dénoncent cette course au suicide sont dénoncés comme criminels.
Il y a aggravation de l’évolution planétaire. Israël s’inscrit de plus en plus activement dans la conjoncture globale d’une guerre de civilisation opposant l’Occident au monde arabe qui serait en même temps guerre de religion opposant le monde judéo-chrétien au monde islamique. Les pires tendances dans les deux camps, qui y sont les plus actives, vont dans ce sens, sabotent toute tentative de vraie pacification, répandent une hystérie de guerre suprêmement manichéenne.
L’ultime espoir pour Israël serait de changer de logique politique, d’accepter la base proposée par l’Arabie saoudite en 2004 : la reconnaissance d’Israël par les pays arabes en échange d’une indépendance palestinienne dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale. L’espoir serait corrélativement de chercher et d’accepter une garantie internationale dans le cadre des nouvelles frontières qui pourraient être protégées de part et d’autre par une force d’interposition de l’ONU. Mais cette seule issue réaliste devient de plus en plus irréalisable. Seule la prise de conscience en Israël, dans le monde arabe, en Europe, aux États-Unis que nous chevauchons tous désormais vers l’abîme pourrait provoquer l’inversion du processus. Parfois dans l’histoire, mais pas toujours hélas, l’approche du désastre a provoqué le salut.
Notes
Le monde moderne et la condition juive, Points/Essais, Éditions du Seuil, 2012,
pp. 15-17, 173-178.
On relira aussi :
https://www.lantivol.com/2024/02/lettre-ouverte-au-president-de-la.html