Par Pierre Rimbert et Le Monde diplomatique
Nous reprenons ici un article de Pierre Rimbert, paru dans Le Monde diplomatique de septembre 2024. Il y résumait avec brio « comment on nous parle » ou… pas ! Au temps des JO et depuis tant et tant de temps… Mais quand donc cessera-t-on de remettre à demain la mère des batailles : celle contre les médias dominants ?
Chanter nu peint en bleu dans une corbeille de fleurs à côté d’une tranche de roquefort sublime-t-il le génie français, ou prouve-t-il au contraire la capitulation de la puissance publique face au pouvoir satanique des artistes dégénérés ? Quand une polémique aussi extravagante sature l’espace médiatique, c’est d’abord pour délimiter les contours du bac à sable où s’étripent les belligérants du dissensus autorisé. Tribunes enflammées dans la presse écrite, plateaux télévisés au bord de l’implosion, matinales radiophoniques survoltées se succèdent. Alors, comme par magie, tout le reste disparaît.
Ainsi de l’ébriété sécuritaire à Paris, ville Potemkine soumise au « nettoyage social » avec l’expulsion d’Île-de-France de 12 500 sans-abri, grillagée, barricadée, quadrillée quotidiennement par 55 000 policiers, gendarmes et militaires informés par la reconnaissance faciale dans le métro, la surveillance de la population par drones. Le droit d’aller et venir subordonné au QR code préfectoral, les contrôles d’identité permanents, le million d’enquêtes administratives diligentées par les services de sécurité et annoncées au journal télévisé comme un triomphe républicain par le ministre de l’intérieur : pendant qu’on chicane sur la Seine et la Cène, le journalisme, gardien autoproclamé des libertés publiques, entérine en silence la banalisation de l’État policier.
C’est entendu : nulle puissance ne saurait empêcher les artistes de mélanger les cultures, de subvertir les normes, de défier les pouvoirs. Leur liberté a ceci d’agréable qu’elle accepte d’« intégrer » les « contraintes des partenaires privés », comme le reconnaît Thomas Jolly, concepteur de la fameuse soirée (Le Monde, 17 juillet 2024). On s’abstient donc d’infliger tout désagrément critique à M. Bernard Arnault, première fortune de France et président-directeur général (PDG) de LVMH, « partenaire premium » des Jeux avec six autres entreprises. Célébrée par Edwy Plenel comme la « promesse d’égalité d’une France tissée du monde », un « élégant pied de nez, joyeux et moqueur, aux hiérarchies de classe et de statut, de pouvoir et de prétention » (Mediapart, 1er août), la cérémonie d’ouverture, rythmée par la chanson révolutionnaire Ah, ça ira !, met en scène les privilèges d’Ancien Régime accordés à LVMH : sous couvert d’esthétique, le long clip publicitaire diffusé en mondovision porte aux nues la marque qui symbolise l’enrichissement des riches et l’appauvrissement des pauvres. Visite des ateliers d’entreprises LVMH, malle LVMH, chanteuses habillées par LVMH, sportifs LVMH mordant des médailles LVMH : « Paris est une fête », titre sur cinq colonnes à la « une » Les Échos (26-27 juillet) – un quotidien détenu par... LVMH. Ce débat-là n’aura pas lieu en France. Outre-Manche, le Times titre : « Louis Vuitton, le vrai vainqueur des JO de Paris » (1er août).
Au mois d’août, les médias basculent en mode détente : l’actualité se résume au sport et à la douceur de vivre retrouvée dans une France enfin fière d’elle-même. Alors que l’armée israélienne a bombardé deux écoles palestiniennes le 4 août (trente morts, femmes et enfants pour l’essentiel), ce jour-là puis le lendemain les journaux télévisés de 20 heures de TF1 et France 2 couvrent les médailles françaises, une avalanche dans le massif du Mont-Blanc, la sécurité de l’aéroport de Nice, les arnaques locatives, les feux de forêts, les baignades interdites, l’expansion du trafic de perroquets sauvages. Pas un mot sur Gaza.
Trente morts palestiniens, autant dire rien : il ne faudrait pas qu’une information fasse diversion... du divertissement.
P.R.
Première publication dans Le Monde diplomatique de septembre 2024, p. 6.
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