
Nous sommes nombreux à le dire, mais il faut inlassablement le répéter : il est bon de lire ou relire Marx, et tout spécialement ces « Manuscrits économico-philosophiques de 1844 » rédigés à Paris alors qu’il n’a que 26 ans. Un extrait…
Par Karl Marx
L’homme s’approprie son être universel d’une manière universelle, donc en tant qu’homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l’activité, l’amour, bref tous les organes de son individualité, comme les organes qui, dans leur forme, sont immédiatement des organes sociaux, sont dans leur comportement objectif ou dans leur rapport à l’objet l’appropriation de celui-ci, l’appropriation de la réalité humaine ; leur rapport à l’objet est la manifestation de la réalité humaine (…) ; c’est l’activité humaine et la souffrance humaine car, comprise au sens humain, la souffrance est une jouissance que l’homme a de soi.
La propriété nous a rendus si sots et si bornés qu’un objet n’est nôtre que lorsque nous l’avons, qu’il existe donc pour nous comme capital ou qu’il est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref qu’il est utilisé par nous, bien que la propriété privée ne saisisse à son tour toutes ces réalisations directes de la possession elle-même que comme des moyens de subsistance, et la vie, à laquelle elles servent de moyens, est la vie de la propriété privée, le travail et la capitalisation.
À la place de tous les sens physiques et intellectuels est donc apparue la simple aliénation de tous ces sens, le sens de l’avoir.
(…) Moins tu manges, tu bois, tu achètes des livres, moins tu vas au théâtre, au bal, au cabaret, moins tu penses, tu aimes, tu fais de la théorie, moins tu chantes, tu parles, tu fais de l’escrime, etc., plus tu épargnes, plus tu augmentes ton trésor que ne mangeront ni les mites ni la poussière, ton capital. Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus tu possèdes, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné. Tout ce que l’économiste te prend de vie et d’humanité, il te le remplace en argent et en richesse et tout ce que tu ne peux pas, ton argent le peut : il peut manger, boire, aller au bal, au théâtre ; il connaît l’art, l’érudition, les curiosités historiques, la puissance politique ; il peut voyager ; il peut t’attribuer tout cela ; il peut acheter tout cela ; il est la vraie capacité. Mais lui qui est tout cela, il n’a d’autre possibilité que de se créer lui-même, de s’acheter lui-même, car tout le reste est son valet et si je possède l’homme, je possède aussi le valet et je n’ai pas besoin de son valet. Toutes les passions et toute activité doivent donc sombrer dans la soif de richesse. L’ouvrier doit avoir juste assez pour vouloir vivre et ne doit vouloir vivre que pour posséder. »
Manuscrits de 1844, Éditions sociales, 1972, p. 91 et 103.
Les italiques sont de l’auteur.